Emmanuel Todd est historien, anthropologue, et surtout spécialiste de la démographie. En 2007, il publiait un petit livre en collaboration avec Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations, dans lequel il décrivait le puissant mouvement de convergence entre les civilisations qui se déploie sur la planète. Le "Choc des civilisations" n'aura pas lieu, disait-il. Du Maroc à l'Indonésie, de la Bosnie au Tchad et au Soudan, la lecture de la démographie en montre l'évidence, avec comme critères le taux d'alphabétisation, notamment chez les femmes, le taux de natalité, l'érosion de l'endogamie... Certes, les choses ne se passent pas partout de la même façon, ni surtout de façon linéaire, et bien des soubresauts attendent encore ces évolutions. Mais Todd y voit moins des obstacles à la modernisation que les symptômes de son accélération. C'est donc un autre regard qu'il jette sur le monde musulman et ses populations, poussant ainsi à reconsidérer la grande peur de l'Occident face à l'Islam.
Olivier Todd a toujours poussé ses réflexions et ses recherches de façon originale. Et sa clairvoyance s'est plusieurs fois manifestée, fondée sur son étude des relations familiales, qu'il a inlassablement recensées durant quarante années, sur toute la planète. En 1976, il annonçait la dislocation de l'Union soviétique, en se basant sur la mortalité infantile. Plus tard, c'est le déclin de l'empire américain qu'il annoncait, en montrant que les systèmes familiaux induisent des formes différentes de capitalisme, et qu'au contraire de pays comme l'Allemagne et le Japon, basés sur la famille souche (le fils aîné est l'héritier), et économiquement productivistes et solidaires, les Etats-Unis sont individualistes et consuméristes, s'endettant sur le dos du reste du monde, ce qui devait conduire au crash financier que l'on sait. Il a aussi annoncé les problèmes actuels de l'euro.
Fils d'Olivier Todd, petit-fils de Paul Nizan, Emmanuel Todd est un homme engagé, et il ne s'en cache pas. Simplement, comme lui, il faut distinguer ses travaux de recherches, et ses ouvrages plus polémiques.
Il vient de publier deux livres, très différents dans leur facture, mais dans la continuité de ses travaux.
Le premier est né d'une émission sur le site arretsurimage.net : Allah n'y est pour rien. Il s'agit d'un entretien sur les révolutions arabes, et c'est passionnant. L'islam n'est pas incompatible avec la modernité : à l'arrière plan, depuis des centaines d'années, la manière dont les êtres humains s'aiment et s'unissent détermine leur destin. On se doute aujourd'hui que ces révolutions arabes ne sont pas terminées, malgré les espoirs qu'elles ont fait naître (voir les témoignages dans notre blog) et qu'au-delà du phénomène politique, elles évolueront très différemment. Car entre la Tunisie, l'Egypte, la Syrie ou la Lybie, les structures familiales ne sont pas les mêmes. La question des droits des enfants dans la famille n'est ainsi pas identique chez les Chiites et chez les Sunnites, et détermine l'évolution des esprits et de la société. Ce que dit Emmanuel Todd de la modernité de l'Iran par rapport aux pays arabes est à cet égard lumineux et... inattendu. A lire absolument, par tous !
Autre livre, beaucoup plus costaud, et qui vient de paraître chez Gallimard, L'origine des systèmes familiaux, (tome 1 consacré à l'Eurasie), constitue la somme théorique des quarante années de recherche d'Emmanuel Todd. Il y décrit une forme originelle, commune à toute l'humanité, la famille nucléaire. A partir de cette unicité première se sont constitués les réseaux de parenté, d'où sont nées les trajectoires de modernisation différenciées que l'on peut observer, et commenter. Un livre-somme, pour érudits, mais qui éclaire d'un jour novateur, l'histoire des relations humaines et des sociétés.
Le rendez-vous des civilisations, Le Seuil, 2007, 176p, 12,50€
Allah n'y est pour rien, Editions Arretsurimages.net, 2011, 89p, 10€
L'origine des systèmes familiaux, t1. L'Eurasie, Gallimard, 2011, 768p, 29€