Le Prix des Cinq Continents a été décerné au Sommet de la Francophonie à Dakar. Le jury présidé par Le Clezio a choisi « Meursault contre-enquête » (Actes Sud) de Kamel Daoud, écrivain et journaliste très critique à l'égard de son pays, l'Algérie.
- Vous avez reçu le prix de la Francophonie alors que l'Algérie n'en fait pas partie.
Non, nous sommes le deuxième pays francophone, en terme de population mais pour des raisons historiques, le français reste tabou. Comme le dit l'écrivain Kateb Yacine, « le français est un butin de guerre », moi je préfère dire que c'est un bien vacant, sans maître. A l'issue de l'indépendance, il y a eu une politique d'arabisation, la France à limité son quota d'enseignants et Nasser nous a envoyé d'Egypte les professeurs nationalistes dont il voulait se débarrasser. Or l'arabe est la langue que seuls les imams parlent, et le président, - quand il parlait-. Pourtant, seule la presse francophone, et l'arabophone, est acceptée. Si elle l'était en algérien cela nous permettrait de prendre conscience de nous-mêmes. Et cela, les dirigeants et les religieux ne le veulent pas. Le français est donc pour moi la langue de la liberté, de l'imagination, alors que l'arabe est celle de l'obligation, de la répétition et de l'obéissance. L'idiome de ceux qui veulent penser à ma place. Le français n'est ni une langue maternelle, ni paternelle, c'est une langue fraternelle.
- Meursault est le meurtrier dans L'Etranger de Camus, sur la plage d'Oran il a tué un homme, un anonyme, désigné par l'Arabe. Il ne sera pas jugé pour cela mais pour ne pas avoir pleuré à l'enterrement de sa mère... Vous vous intéressez à sa victime. Pourquoi?
Comme tous le monde, en lisant L'Etranger, j'ai enjambé l'Arabe, sans me poser de question. En lui donnant un nom, une destinée, un frère, c'est ma propre présence au monde que j'interroge. L'histoire de la colonisation continue d'oblitérer le présent, confisqué par les anciens vétérans au gouvernement pour légitimer leur présence. « Nous vous avons apporté la liberté en 1962, sans nous vous n'êtes rien » disent-ils. La liberté, sans doute, mais nous ne sommes toujours pas libres.
- « Souvent, je retombe, je me mets a errer sur la plage, pistolet au poing, en quête du premier Arabe qui me ressemble pour le tuer », dit le frère de l'Arabe dans votre roman.
Oui. La haine, l'oisiveté, la vanité ne donnent rien de positif et on finit par se dévorer soi-même. C'est ma dette à Camus, qui m'a donné dignité en m'ouvrant à la pensée libre, aux livres, contre Le Livre unique. J'ai été très religieux entre mes 15 et 20 ans, je connais bien de l'intérieur ce que cela suppose, je connais le Coran et ce qu'on lui fait dire. La religion était la seule à apporter des réponses à mon questionnement, là où aucun idéal, aucune perspective ne s'offraient à moi. Mes grands-parents, qui m'ont élevé, pratiquaient un islam doux, calme, ouvert et tolérant, mais aujourd'hui il est devenu violent, colonise l'esprit et s'immisce partout, jusque et y compris dans la sphère privée, la chambre à coucher. Les barbus sont des voleurs de liberté, ils commencent par les femmes, les hommes ensuite et le pays enfin. Ils pensent pour vous, vivent à votre place; la seule chose qu'ils ne font pas, c'est mourir à votre place. Ma femme à pris le voile, ce n'était pas grave en soi, si elle n'avait pris aussi tout ce qui l'accompagne, ce fut la cause de mon divorce. Je n'ai pas renoncé à chercher Dieu mais je refuse d'y aller en voyage organisé, je préfère le chercher seul et à pied.
- Est-ce pour cela, qu'à l'issue de « Meursault contre-enquête », dans lequel nous avons écouté un narrateur en colère mentir, se mentir, puis passer de la victime au meurtrier, vous laissez le lecteur seul juge?
Oui, on m'a assez reproché en Algérie, cette absence de morale. Contrairement à Meursault, l'indifférent, mon narrateur affronte ses propres contradictions, et se tue peut-être lui-même. Ce livre n'est pas une réplique à Camus, que j'admire profondément, déchiré lui-même, né Algérien et mort Français. Je dépasse le procès de la colonisation qui ne m'intéresse pas. En nommant l'Arabe, j'ai simplement donné un nom à la victime de l'Etranger, parce qu'on tue moins facilement un homme dont on connait le nom. J'ai voulu rendre à l'indigène, l'autochtone, comme on disait naguère, au Vendredi de Defoe, une identité, pour qu'il ne s'y enferme pas.
Propos recueillis par Sophie Creuz.