Peut-on sans complexe se mettre dans la peau d'un jeune nord-africain de 18 ans, à l'heure des printemps arabes et de la déconfiture financière de l'Europe, et l'imaginer libre dans sa tête, nourri d'Islam et de littérature arabe autant que de polars français, rêvant d'amour et d'exil, et sachant déjà que le voyage sera sacrificiel ?
Mathias Enard n'hésite pas, dans ce roman tellement actuel qu'on y évoque les éléphants du Roi d'Espagne et les dernières élections françaises.
Lakhram est un jeune Marocain de Tanger qui, pour avoir "fauté", une seule fois, avec sa cousine Meryem, se retrouvera à la rue, et cherchera dès lors la voie vers un ailleurs dont il ne sait pas trop comment l'imaginer.
Oui, une rencontre avec une jeune touriste barcelonaise lui fixera une destination rêvée : Barcelone, l'Espagne, l'Europe. En attendant, ce sont les mots, les textes, les livres qui l'occuperont, et puis les morts. Libraire pour une association islamiste aux activités peu claires, pigiste pour une entreprise d'encodage informatique délocalisée, il franchira le détroit pour se retrouver embaumeur au service d'un petit entrepreneur chargé par la municipalité d'Algésiras de gérer les cadavres des immigrants ramassés sur les plages. Et enfin, ce sera Barcelone, où son de clandestin renconterra les indignés, et se heurtera aux agissements troubles de ses anciens amis islamistes.
Mathaias Enard, fin connaisseur du Moyen-Orient et du monde arabe, ne quitte pas les rives de la Méditerranée, éternel champ de batailles mais toujours mare nostrum, présente dans la plupart de ses livres. L'expression de son éditeur est juste : roman à vif et sur le vif. C'est Enard qui parle ici, dans l'urgence, d'aujourd'hui, et de que nous vivons.
On est très fan... Rappelons aussi ce chef-d'oeuvre qu'est son roman Zone, pour lequel nous l'avions reçu à la librairie en 2008 (voir la vidéo)
Mathias Enard : Rue des voleurs, Actes Sud, 2012, 253p, 21,50€.