« il vacille au bord des gouffres de la bêtise humaine capable de confondre le bien et le mal, le mal et le devoir accomplissant alors les pires ignominies avec docilité et application, en toute paisible bonne conscience. » S. Germain, Magnus, Albin Michel.
Le roman commence par l’explosion d’un homme et se termine par celle d’une femme qui, désespérés, meurent en Israël, pour une cause sans issue. Et pourtant ce roman n’est pas désespérant. Il permet, au contraire, de se poser de nombreuses questions sur la justification des actes posés, sur la valeur de cette justification, sur l’espérance et l’attente de solutions, sans jamais vouloir nous pousser à prendre parti. Les héros ont une grandeur humaine réelle, leurs motivations nous touchent, on les comprend, on vit avec eux dans cet enfermement de l’Histoire. Dans un conflit de cette importance, que peut faire l’individu, quel est son pouvoir, s’il en a un ? Ce n’est pourtant pas un roman à thèse, il n’essaie pas de nous pousser à choisir un camp ou l’autre et la citation de H.W. Longfellow, en exergue, nous indique clairement le chemin de l’auteur : « Si nous pouvions lire l’histoire secrète de nos ennemis, nous trouverions dans la vie de chaque homme un chagrin et une souffrance suffisants pour désarmer toute hostilité. » L’auteur, libanais, nous emmène donc chez ses voisins : un pays, une terre (promise ?), deux peuples ennemis et deux familles.
La première, palestinienne, vit dans les territoires occupés. L’aîné des fils est mort d’une crise cardiaque en prison. Il avait 22 ans et la famille a reçu son corps couvert d’ecchymoses et de traces de brûlures. Le deuil se révèle difficile, voire impossible.Sa femme et sa mère sont inconsolables, son jeune frère révolté. Celui-ci, Seyf, a pourtant tout pour être heureux : il travaille, il va se marier et a même obtenu l’autorisation de se construire un logement. Longtemps « il avait cru que la vie, l’amour, le travail, les projets pouvaient lui permettre de transcender le destin tragique de sa terre et de son peuple » (p.36). Mais la situation politique se dégrade, les routes se ferment, il perd son travail à Naplouse. Il tourne en rond et est envahi par un sentiment de culpabilité : a-il le droit d’être heureux alors que son peuple est opprimé et que les garçons de son âge se sont engagés dans la résistance ? Prisonnier de ses rêves, son imaginaire est sous occupation, il est sans travail et sans ressources et quitte donc le village pour disparaître dans une explosion ! Quelques mois plus tard, l’armée israélienne envahit la maison familiale, la fouille, la vide et la détruit.
Dans ce groupe de soldats, Ron, israélien orthodoxe, est troublé par ce qu’il a vécu ; être témoin direct et acteur de cet acte est bien différent de ce qu’on lui a appris, différent aussi du récit qu’il en recevrait par la presse ou la télévision. Cette destruction était-elle juste ? Est-elle un acte de légitime défense ? Il se pose les bonnes questions mais n’a pas le courage d’y répondre car cela mettrait toute sa vie en danger ! Alors il se convainc de son bon droit et de la légitimité de cet acte permettant le maintien de l’ordre. Ron se protège comme il peut : « .il était tellement sûr d’avoir raison qu’il considérait les opinions différentes comme un scandale incompréhensible, un signe de stupidité ou de vénalité. les certitudes de Ron lui permettaient de vivre en paix avec sa conscience. » (p.72)
Face à lui se trouve son frère Haïm, membre d’un groupe pacifiste israélien qui reconstruit les maisons dynamitées par les siens. Sa position est délicate tant par rapport aux siens que par rapport aux Palestiniens.L’incompréhension entre les deux frères est totale car ils ont quitté l’ordre du dialogue. Ron justifie ses actes en les fondant sur leur profondeur spirituelle. « La fusion était totale entre Ron et l’espace, non pas l’espace réel, non pas l’espace brut, fait de terre et de ciel, mais l’espace rêvé, l’espace signifié, dématérialisé, converti à la foi des hommes. » Haïm, lui, pense que la colonisation est une faute morale, obstacle majeur sur la voie de la paix. Il songe à l’exil mais pense que ce serait aussi une faute vis-à-vis de son peuple. Il est donc enfermé dans ce conflit comme le village de Seyf l’est lorsque la route de Naplouse, qui devrait être une fenêtre vers la liberté, devient une impasse infranchissable.
Ce roman très fort est de la même veine que « L’attentat » de Yasmina Khadra qui pose le doigt sur la question fondamentale de la souffrance justifiant l’acte posé. Jusqu’où peut-on aller dans la violence quand on souffre trop et qu’il n’y a pas d’issue ?
C’est finalement cette question qui taraude Leyla même si elle ne la formule pas en ces termes mais dans l’action. Leyla est la fiancée inconsolable de Seyf. Après la mort de celui-ci, elle s’enferme dans la douleur et des tâches ménagères automatiques et répétées sans fin ; elle essaie de ne pas penser, jusqu’au jour où elle se réfugie dans le maquis et dans la mort. Mais lorsqu’elle se dirige vers la gare où elle va se faire exploser, elle change de direction car elle a regardé le groupe de soldats qu’elle vise et qu’au milieu d’eux il y a un enfant. Elle a commis l’erreur de poser le regard sur des hommes plutôt que sur des soldats symboles du pouvoir. C’est peut-être là que se serait trouvée la clé de l’espérance et du salut ? Un instant le regard de Leyla s’est chargé de compassion, il a cessé d’être globalisant, totalisant.
Ce très beau roman est paru en Mars 2005. il a malheureusement échappé au regard des lecteurs. Il était pourtant sélectionné pour le « Prix des cinq continents de la francophonie » décerné à Bruxelles le 11 octobre dernier. Comme d’autres romans plus confidentiels il mériterait d’atteindre le succès de « bouche à oreille » !
Ramy Khalil ZEIN
Partage de l’infini
Arléa