Enrique Vila-Matas nous avait habitués à ses essais mêlant autobiographie, érudition et affabulation, à la manière de Schwob et Borges. Cette fois, avec moins de réussite que dans son récit Paris ne finit jamais (éd. 10/18, 2003), il assume l’écriture d’un véritable roman. Sauf… que Dublinesca débute par l’exposé des idées de son dernier essai paru en français (Perdre des théories, éd. de poche chez Bourgois, 2010), que les références littéraires, réelles et imaginaires, foisonnent et, enfin, que le héros ressemble décidément à son auteur – dont il annonce pourtant la mort (à la manière de Barthes). Tout ceci présage d’une lecture pleine d’érudition et d’égotisme, mais ce serait oublier la modernité du conteur, son humour et son talent d’affabulateur. Pour le lecteur, démêler la vérité de la fiction devient un jeu jubilatoire, qui donne envie de (re)découvrir les références de Vila-Matas (de Gracq à Coldplay).
Peu d’éléments constituent l’intrigue : un vieil homme, ex-éditeur au catalogue exigeant (à la manière de feu José Corti), se sent dépassé par l’ère Google, qui par ailleurs le fascine, alors qu’il n’a lui-même contribué, certes passionnément, qu’à l’ère Gutenberg. Il programme donc l’enterrement d’une époque littéraire révolue, qui correspond curieusement avec le déclin de son couple. La cérémonie aura lieu en présence des meilleurs auteurs de son catalogue à Dublin, la ville où, paraît-il, l’épiphanie de Joyce à rencontré l’aphasie de Beckett…
Voilà un faux roman, aussi exigeant que son héros, qui plaira sans doute à ceux qui ressentent ce glissement hors de la graphosphère constaté par Régis Debray, malgré la foi que porte Umberto Eco en la survivance du livre. Ceci raconté sans obscurantisme, puisque son héros d’un certain âge se déclare “hikikomori”, c’est-à-dire adepte inconditionnel du Net, et par là de l’ère à venir.
Enrique Vila-Matas, Dublinesca, trad. de l’espagnol par André Gabastou, éd. Christian Bourgois, mars 2010, 345 p.