Exigeants et égocentriques, voilà deux qualificatifs extrêmes qui s’appliquent conjointement aux romans de Bernhard, mais de façon éminemment moderne. Ce livre-ci se révèle d’emblée moins ardu et plus autobiographique que tous les précédents, de façon d’autant plus captivante qu’il pose une énigme éditoriale. Vingt ans séparent sa publication, considérée comme un événement en Allemagne, du décès (1989) d’un auteur autant célébré que maudit ; trente années se sont écoulées entre sa rédaction (1980) et sa traduction française. La lecture lève rapidement le mystère : Mes prix littéraires déclare sans attendre son intention férocement polémique.
Neuf récits de vie, autant de brèves nouvelles ciselées de main de maître, nous racontent la réception par l’auteur des principales récompenses de la littérature de langue allemande. Heureusement, ce projet narratif nombriliste est déjoué dès la première page : il s’agit moins d’une autocélébration que d’une critique enjouée et virulente des institutions littéraires. Nous le savions déjà, car il le clame à travers toute son œuvre, Thomas Bernhard ne supporte pas l’esprit obtus de ses compatriotes. Cette fois encore, Mes prix littéraires met en scène d’éminents Autrichiens et quelques élus Allemands qui lui rendent bien cette haine explicite : autant d’orateurs incultes, de sociétaires obséquieux, d’académiciens vaniteux, de jury indélicats, d’écrivaillons orgueilleux qui le consacrent hypocritement par leurs plus grands prix littéraires. Quant à l’auteur – fidèle à son caractère misanthrope, maladif et cynique –, s’il s’empresse d’accepter ces cadeaux empoisonnés, c’est moins pour leur prestige que pour leur dotation financière. Ses éloquents discours de remerciements révoltent ses hôtes, jusqu’à faire sortir un ministre de ses gonds, dans une violente réaction d’obscurantisme… Une lettre de démission adressée à l’Académie de Darmstadt clôt exemplairement le livre, avec les accents ironiques d’un Robert Walser. Il faut croire que la bêtise dénoncée dans ces anecdotes est véridique.
Dans Mes prix littéraires, les lecteurs assidus reconnaîtront certains motifs biographiques déjà traités par l’auteur sur le mode fictionnel, par exemple dans Le neveu de Wittgenstein. Pour autant, ces lecteurs comme les nouveaux venus liront dans cet inédit posthume une distrayante dénonciation de notre système éditorial. Salubre, féroce et cyniquement drôle, ce court recueil constitue également une porte d’entrée commode pour l’œuvre de cet important contemporain qu’est Thomas Bernhard.
Thomas Bernhard : Mes prix littéraires, Gallimard, 2010
Naples est le personnage principal de cette journée particulière. Naples, ou plutôt la cour d’un immeuble populaire dans l’immédiat après-guerre. Un adolescent est veillé par le concierge, peu loquace. Erri de Luca est un taiseux, ses personnages aussi, qui mêlent ensemble les rêves éveillés, le vécu, l’inespéré dans un livre qui se découvre par les oreilles. Le napolitain se télescope à l’italien –admirablement rendu par la traduction-, et restitue l’imaginaire populaire avec une saveur, une tendresse sans égales. Et quand le bonheur surgit soudain, dans toute sa grâce, c’est pour laisser aussitôt la place au jour d’après , au « nuncepenzammocchiu « , au « nypensons » et à sa couleur particulière, un peu passée. Chronique sociale, ce roman d’initiation d’une pudeur sèche, d’une absolue poésie, est un moment rare.
Erri de Luca : Le jour avant le bonheur, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 2010
« Le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas », écrivait un philosophe. Il en est ainsi dans le très beau, mais aussi douloureux, roman de Peter Stamm.
Soit un homme, Alexander, marié à une femme belle et brillante, Sonia. Leur situation est florissante, et ils ont même une petite fille, Sophie. Bien sûr, ça n’est que l’endroit du décor : une vieille amie de Sonia vient visiter le couple, et c’est à elle qu’Alex choisit de raconter la face cachée. Il y a eu une autre femme, pas belle, pauvre, renfermée sur elle-même. Une Bérénice (si on se réfère au roman d’Aragon), dont Alex n’a pourtant jamais pu se séparer. Il y a eu, il y a toujours, quelque part, Iwona, la Polonaise.
Sans jamais s’engager, sans l’aimer, dit-il, Alex a poussé leur relation jusqu’à ses plus ultimes conséquences.
Ce sont ces conséquences que l’on découvre, bouche bée. L’écriture de Stamm est d’une apparente simplicité, mais en fait, d’une grande précision dans sa capacité à faire ressortir la parole, le geste, révélateurs de chaque situation. La narration respecte également la chronologie, mais le lecteur n’en ressent que davantage l’enchaînement des faits… et des êtres.
Ce n’est pas le premier roman de Peter Stamm, dans celui-ci il est redoutable.
Peter Stamm : Sept ans, traduit de l’allemand par Nicole Roethel, Christian Bourgois Editeur, 2010, 18€