Premier roman d’Eugène Green, connu pour ses travaux sur le théâtre et le cinéma, La reconstruction nous emmène de Paris à Munich dans les méandres d’un passé douloureux.
Tout commence par la mystérieuse requête qu’un Allemand, Johann Launer, adresse au professeur de littérature à la Sorbonne Jérôme Lafargue. Launer doute de sa véritable identité et s’adresse à Lafargue, qui a connu son père à Munich en 1968, pour découvrir ses véritables origines. Lafargue se plonge alors dans un voyage intérieur, au cœur de ses propres souvenirs et revit les quelques jours qu’il a passés à Munich, cette année-là, et durant lesquels il a rencontré celle qui est devenue sa femme.
L’oeuvre d’Eugène Green mêle de manière intéressante narration à la troisième personne, dialogues et journal intime. Le passé se fait présent et Lafargue, entreprenant des recherches sur son propre passé, mène à son tour une quête d’identité. Le style très sobre sied aux interrogations multiples qu’il soulève – rapport au temps, identité européenne, filiation – et qui sommeillent en chacun de nous.
Rappelons qu’Eugène Green est l’auteur, entre autres, d’un très beau livre sur La parole baroque, paru en 2001 chez Desclée de Brouwer.
Eugène Green : La reconstruction, Actes Sud, 2008, 190p, 18€
Par une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d’un précieux viatique qu’il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite changer de vie. Quinze années d’activité comme agent de renseignements dans sa Zone ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l’ombre.
Cette zone, c’est la Méditerranée, ou plutôt l’espace-temps méditerranéen, revisité tout entier au prisme du siècle passé, où de Beyrouth à Rabat, d’Alger à Zagreb, de Barcelone à Gaza, les hommes ont depuis toujours fait se côtoyer la civilisation et la barbarie, le don de Dieu et la rage de tuer. Immense charnier dont la mémoire est retracée au fil des kilomètres qui séparent Milan et Rome, par un combattant de l’ombre, de père français et de mère croate, qui n’a rien d’un innocent puisqu’il s’est lui-même frotté aux violences du siècle, comme acteur d’abord, dans la guerre de Yougoslavie, aux côtés de ceux dont il porte encore le deuil, -Andrija et Vlaho ses compagnons de cruautés et de combats-, comme témoin ensuite, en tant que fonctionnaire d’un service où son supérieur est la femme à laquelle le liera un amour impossible, Stéphanie aux mains blanches. Comme le train qui déroule ses kilomètres, l’histoire déroule son fil, en une phrase longue de plus de cinq cents pages, qui font de ce roman dur et magnifique, tombeau pour les hommes de la Méditerranée, une oeuvre unique et immense, immense poème épique remontant au texte fondateur, l’Iliade, découpée déjà en vingt-quatre chapitres, comme ici. Premier aède, pour reprendre le terme des Anciens, Homère invoque les dieux, et Mathias Enard ne peut éviter d’en faire autant, Zeus et Arès sont présents. Comme sont présents les héros, les conquérants bien sûr, Napoléon, Hannibal, Frédéric II ; les bourreaux, Pavelic le croate, Astray l’espagnol, Stangl le nazi ; sans oublier les anonymes, victimes le plus souvent, comme le furent les Egéens et le peuple de Troie. Mais sont aussi présents les poètes et les écrivains, Lowry en Sicile, Genet à Chatila, Cavafy à Alexandrie, Pound à Venise, et d’autres qui font de l’histoire littéraire elle aussi l’acteur et le témoin de la vie des hommes.
Zone fait partie de ces romans-monde axés sur le versant noir de l’Histoire, de la trempe de ce qu’ont fait Grossmann ou Malaparte, et plus récemment Vollmann ou Littell. Mais c’est aussi un texte d’une poésie étonnante, que nous rêvons d’entendre un jour, lu à voix haute.
Vient de sortir en collection Babel, le premier livre de Mathias Enard : La perfection du tir, Prix des Cinq Continents de la Francophonie. La vie d’un sniper dans la guerre du Liban.
Mathias Enard : Zone, Actes Sud, 518p, 22,80€
Leur mère est algérienne, leur père est allemand. Eux-mêmes vivent en banlieue parisienne, l’un qui a réussi, il est cadre dans une multinationale, l’autre « zonant » parmi les jeunes de la cité. C’est l’époque de la sale guerre en Algérie, dans les années 90, et leurs parents feront partie des victimes d’un de ces raids meurtriers perpétrés à l’époque par le GIA. C’est alors que surgira aux yeux des deux fils le passé nazi de leur père, pourtant porteur dans son village algérien du titre prestigieux de moudjahid. Basé sur une histoire authentique, le roman est composé en alternance du journal tenu par chacun des deux frères. Et c’est très fort, car on y trouve, en différentes strates, des thèmes qu’il est audacieux mais pertinent de rapprocher… L’actualité de l’islamisme radical, y compris dans sa présence insidieuse au sein des communautés immigrées, souvent abandonnées à leur sort, se fait l’écho de la politique d’extermination menée par les Nazis. Le fascisme continue à faire des émules, notamment parmi certains nationalismes contemporains. L’auteur, Boualem Sansal, place donc son livre sous l’égide de Primo Levi, dont l’expérience de l’inhumain est devenu témoignage universel. Mais il y plus. En filigrane apparaît ce thème développé par maints auteurs, entre autres François Emmanuel dans La question humaine, de la continuité qu’il y a à trouver entre l’implacable rigueur de la rationalité économique et l’emprise de la technique dont les méthodes nazies ont été le sinistre avatar. Le journal des frères Schiller est un éclairage sur le monde où nous vivons, et un livre bouleversant sur la difficulté des fils à assumer les fautes de leurs pères.
Boualem SANSAL : Le village de l’Allemand, ou le journal des frères Schiller, Gallimard, 264p.