« Les orages ordinaires ont la capacité de se transformer en tempêtes multi-cellulaires d’une complexité toujours croissante ».
La citation choisie par W. Boyd en introduction à son dernier roman le résume à merveille. C’est la bourrasque (pour le moins) ! Adam Kindred, son personnage principal, n’aurait décidément pas dû rentrer à Londres. Il pensait se remettre d’une séparation douloureuse, mais c’est pour se retrouver presque aussitôt mêlé à un meurtre, avec l’assassin à ses trousses. Et pas un « simple » meurtre, mais le début d’une pelote qui n’a pas fini de se dérouler…
Le déclencheur du roman est donc assez classique, ainsi que la chasse à l’homme qui en découle, mais c’est avec un Boyd en pleine forme aux commandes. Une fois les personnages campés, et notre Kindred devenu marginal londonien, l’orage se déchaîne.
« Il était recherché mais introuvable. Ayant fait son lit, il alluma son réchaud pour réchauffer ses haricots qu’il enfourna directement dans sa bouche, en cuillerées chaudes et succulentes – délicieux. Un jour à la fois, Adam, se dit-il : garde la tête aussi vide que possible. Il était entré dans la clandestinité. »
William Boyd : Orages ordinaires, Seuil, 475p, 21,80 €
Enrique Vila-Matas nous avait habitués à ses essais mêlant autobiographie, érudition et affabulation, à la manière de Schwob et Borges. Cette fois, avec moins de réussite que dans son récit Paris ne finit jamais (éd. 10/18, 2003), il assume l’écriture d’un véritable roman. Sauf… que Dublinesca débute par l’exposé des idées de son dernier essai paru en français (Perdre des théories, éd. de poche chez Bourgois, 2010), que les références littéraires, réelles et imaginaires, foisonnent et, enfin, que le héros ressemble décidément à son auteur – dont il annonce pourtant la mort (à la manière de Barthes). Tout ceci présage d’une lecture pleine d’érudition et d’égotisme, mais ce serait oublier la modernité du conteur, son humour et son talent d’affabulateur. Pour le lecteur, démêler la vérité de la fiction devient un jeu jubilatoire, qui donne envie de (re)découvrir les références de Vila-Matas (de Gracq à Coldplay).
Peu d’éléments constituent l’intrigue : un vieil homme, ex-éditeur au catalogue exigeant (à la manière de feu José Corti), se sent dépassé par l’ère Google, qui par ailleurs le fascine, alors qu’il n’a lui-même contribué, certes passionnément, qu’à l’ère Gutenberg. Il programme donc l’enterrement d’une époque littéraire révolue, qui correspond curieusement avec le déclin de son couple. La cérémonie aura lieu en présence des meilleurs auteurs de son catalogue à Dublin, la ville où, paraît-il, l’épiphanie de Joyce à rencontré l’aphasie de Beckett…
Voilà un faux roman, aussi exigeant que son héros, qui plaira sans doute à ceux qui ressentent ce glissement hors de la graphosphère constaté par Régis Debray, malgré la foi que porte Umberto Eco en la survivance du livre. Ceci raconté sans obscurantisme, puisque son héros d’un certain âge se déclare “hikikomori”, c’est-à-dire adepte inconditionnel du Net, et par là de l’ère à venir.
Enrique Vila-Matas, Dublinesca, trad. de l’espagnol par André Gabastou, éd. Christian Bourgois, mars 2010, 345 p.
C’est toujours un bonheur de tomber sur un livre léger… et pas idiot.
Le Laitier de nuit est de ceux-là.
Pour autant, le roman de Kourkov n’est pas facile à résumer. Au départ, une scène de meurtre qui réunit trois personnages : la victime, un homme dont on apprend plus tard qu’il était pharmacien, une jeune femme, et le meurtrier. Elément étrange, ces personnages paraissent inconscients de l’acte qui vient de s’accomplir, ils semblent ailleurs, comme absents. Aussitôt après, l’auteur les met de côté pour nous narrer une étrange découverte : dans une valise d’aéroport, des ampoules, dont le contenu est inconnu et s’avèrera vite avoir des vertus surprenantes. Autre histoire encore : une femme, dans un village non loin de Kiev (où se déroule le livre) ; elle vient d’avoir un enfant, mais n’allaite pas et part au contraire à la capitale vendre son lait à un consommateur inconnu.
Tout cela pourrait paraître fastidieux, mais il n’en est rien. Kourkov orchestre brillamment ces destins, dans des chapitres qui donnent à chaque fois envie d’en savoir plus. Et il n’oublie ni l’humour, ni le regard distancié sur l’Ukraine qui faisaient déjà l’intérêt du Pingouin, son roman le plus connu.
Le Laitier de nuit est une nouvelle réussite.
Andreï Kourkov : Laitier de nuit, Liana Levi, 22 euros