Jeune élève de Pasteur, Alexandre Yersin dépasse bientôt le maître, identifie le bacille la peste et s'en va voir la mer. Les palmes des Académies, les honneurs, la renommée, la carrière, intéressent bien moins cet homme, inconnu du grand public, que l'appétit de la connaissance sous des cieux étoilés.
Grand voyageur lui-même, Patrick Deville s'empare de la biographie de cet homme à cheval sur le XIXème et le XXème, pour la chahuter et mettre un joyeux désordre dans une existence de mesures et de chiffres. Yersin était un découvreur, un explorateur, un génie, un aventurier mais méthodique, sans passions ni sans fantaisie.
Peste et Choléra combine les deux, insuffle sous les phrases courtes, hachées comme celles d' un protocole médical, la luxuriance de la jungle, les couleurs et les senteurs de l'Asie où vécut Yersin. Cela donne un roman qui caracole - y compris dans la liste du Goncourt - derrière deux guerres, deux siècles, quelques découvertes fameuses (l'usage de la quinine, l'ancêtre du Coca-Cola, le caoutchouc industriel...) et épingle comme des papillons des noms célèbres de grandes figures politiques et scientifiques. Passionnant !
Patrick Deville : Peste et choléra, Seuil, 2012, 228p, 18€
Peut-on sans complexe se mettre dans la peau d'un jeune nord-africain de 18 ans, à l'heure des printemps arabes et de la déconfiture financière de l'Europe, et l'imaginer libre dans sa tête, nourri d'Islam et de littérature arabe autant que de polars français, rêvant d'amour et d'exil, et sachant déjà que le voyage sera sacrificiel ?
Mathias Enard n'hésite pas, dans ce roman tellement actuel qu'on y évoque les éléphants du Roi d'Espagne et les dernières élections françaises.
Lakhram est un jeune Marocain de Tanger qui, pour avoir "fauté", une seule fois, avec sa cousine Meryem, se retrouvera à la rue, et cherchera dès lors la voie vers un ailleurs dont il ne sait pas trop comment l'imaginer.
Oui, une rencontre avec une jeune touriste barcelonaise lui fixera une destination rêvée : Barcelone, l'Espagne, l'Europe. En attendant, ce sont les mots, les textes, les livres qui l'occuperont, et puis les morts. Libraire pour une association islamiste aux activités peu claires, pigiste pour une entreprise d'encodage informatique délocalisée, il franchira le détroit pour se retrouver embaumeur au service d'un petit entrepreneur chargé par la municipalité d'Algésiras de gérer les cadavres des immigrants ramassés sur les plages. Et enfin, ce sera Barcelone, où son de clandestin renconterra les indignés, et se heurtera aux agissements troubles de ses anciens amis islamistes.
Mathaias Enard, fin connaisseur du Moyen-Orient et du monde arabe, ne quitte pas les rives de la Méditerranée, éternel champ de batailles mais toujours mare nostrum, présente dans la plupart de ses livres. L'expression de son éditeur est juste : roman à vif et sur le vif. C'est Enard qui parle ici, dans l'urgence, d'aujourd'hui, et de que nous vivons.
On est très fan... Rappelons aussi ce chef-d'oeuvre qu'est son roman Zone, pour lequel nous l'avions reçu à la librairie en 2008 (voir la vidéo)
Mathias Enard : Rue des voleurs, Actes Sud, 2012, 253p, 21,50€.
Viviane Elisabeth Fauville, reponsable de la communication dans une grande entreprise, est une quadragénaire en déroute mal aimée et récemment abandonnée par son mari. Etrangère à elle-même, elle erre dans Paris, un bébé dans les bras, encombrée de souvenirs qui lui apparaissent de plus en plus lointains. Elle vient de commettre un crime. Elle vient d'assassiner sauvagement son pychanalyste d'un coup de couteau. Elle attend qu'on vienne l'arrêter. On ne fait que l'interroger, comme simple témoin. Comme les autres patients du psy qu'elle se met à suivre inlassablement des jours durant ... Le lecteur la suit dans les rues de Paris, peu à peu entre dans la folie naissante et obscure de Viviane et se retrouve malgré lui au coeur du chaos. Presque pris au piège.
Un premier roman intriguant, redoutable sous ses faux-airs de polar, qui passe du fantasme à la réalité ( ou est-ce le contraire ? ), avec une efficacité rare qui laisse présager de la naissance d'un bel ecrivain. Une révélation de cette rentrée.
Julia Deck, Viviane Elisabeth Fauville, Editions de Minuit, 2012, 13.50 €.