Guillaume de Fonclare est atteint d’une maladie orpheline, une de ces maladies auto-immunes dont on ne sait rien, ni des causes ni de l’issue. Il raconte avec sobriété et pudeur le calvaire d’un homme qui devient peu à peu prisonnier de son corps et dont le plus petit effort provoque une souffrance elle aussi sans nom. Mais l’intérêt du livre n’est pas là. Guillaume de Fonclare est aussi et avant tout le directeur de l’Historial de la Grande Guerre à Péronne, le musée de référence sur la Première Guerre Mondiale. Le plus clair de son temps, il le passe avec les morts innombrables dont il raconte avec justesse la terreur du quotidien sur des champs de bataille dont la Sécurité Civile annonce sept siècles de déminage pour venir à bout des tonnes d’obus qui n’ont jamais explosé; ces morts de 14-18 dont on exhume chaque année les cadavres. Ainsi, la souffrance de l’un fait résonner la souffrance de millions d’autres, la douleur indiscible de corps martyrisés et dont bientôt on aura de la peine à se souvenir.
Guillaume de Fonclare, Dans ma peau, Stock, 2010.
Variations sur le temps qui passe, la jeunesse et les occasions perdues, ou encore sur la difficulté des êtres à se rencontrer, les romans de Modiano possèdent un charme fou, auquel celui-ci n’échappe pas. L’histoire est simple. Bosmans se souvient du temps de ses vingt ans, lorsqu’il travaillait dans une librairie (aujourd’hui disparue, comme tant d’autres) et qu’une amitié, ou une forme d’amour, le liait à Margaret. Cette jeune française née à Berlin, aux origines un peu troubles, semble fuir un passé dont elle ne parle pas. Sa rencontre avec Bosmans n’étonne pas, lui aussi fuit, en l’occurrence une mère et un beau-père à l’allure de prêtre défroqué. « Ils n’avaient décidément ni l’un ni l’autre aucune assise dans la vie. Aucune famille. Aucun recours. Des gens de rien. » Ils prennent appui l’un sur l’autre, à l’aube d’un avenir incertain mais qui pourrait advenir, si ce n’est que cette angoisse en eux agit comme un empêchement. Sinon, comment expliquer la disparition soudaine de Margaret et malgré sa promesse, son silence ?
Chez Modiano cependant, le temps n’efface pas, comme il ne rapproche pas. Ainsi, il imagine Bosmans lisant un livre intitulé “Les corridors du temps”, où les gens “sont souvent côte à côte, mais chacun dans un corridor du temps différent. S’ils voulaient se parler, ils ne s’entendraient pas, comme deux personnes qui sont séparées par une vitre d’aquarium». Pourtant les indices s’accumulent, « brèves rencontres, rendez-vous manqués, lettres perdues, prénoms et numéros de téléphone figurant dans un ancien agenda et que vous avez oubliés”.
Ainsi, le fil se déroule, et il peut surprendre. En effet, ce n’est pas courant chez Modiano, de penser qu’à rebours du passé, si l’on ose dire, se profile une issue. Retrouver, peut-être, ce qu’on pensait perdu. Le livre ne s’appelle-t-il pas “L’Horizon” ?
Ouvrage très modianesque, c’est formidable.
Patrick Modiano : L”Horizon, Gallimard, 2010, 172p, 16,50€
C’est en quelque sorte une fable, volontairement naïve, sur l’irrépressible désir de la création et sur la transmission, thèmes récurrents chez Henry Bauchau. Comme le sont l’art et la folie, la peinture et le langage, les mythes et le rêve.
Cela se passe dans un petit port du sud de la France. Florence, malade, au lieu du calme et de l’isolement qu’elle pensait y trouver, rencontre Florian, peintre vieillissant, un peu fou et qu’on dit pyromane. Il n’aime rien tant que de brûler ses dessins et ses tableaux, moments de joie intense, où voir le moment magnifique du choc des couleurs et de la flamme se double du désir de brûler ce monde d’argent. Leur rencontre sera aussi le début de leur thérapie, à travers la réalisation d’une fresque gigantesque que Florian entreprendra, aidé de Florence et d’un petit cercle d’amis. Ce grand œuvre, cet énorme tableau, c’est le Déluge, forme allégorique de la disparition d’un monde et de l’émergence d’un autre. On y retrouve la violence des siècles, l’histoire des hommes et les grands mythes qui les ont fait vivre et penser. La création a cette force, à travers la souffrance souvent, de transfigurer l’humain.
Le monde est dur, le déluge le lave mais le recouvre aussi de boue. Après reviendront des multitudes de petits bonheurs, de bonté, d’amour, de miséricorde équilibrés par les crimes, les guerres, les villes anéanties, les enfants massacrés qui nous accompagnent aussi au fil de l’existence. Tout changera, mais le monde changera-t-il ? Ce sera toujours le monde où le déluge est possible et où l’homme ne peut le combattre qu’en se transformant lui-même.
De la part du vieil homme qu’est aujourd’hui Henry Bauchau (il a 97 ans), quoi de plus clair que cette fable, déjà testamentaire, qui explique toute une vie ? Tout n’est pas en dehors, mais en toi.
Henry Bauchau : Déluge, Actes Sud, 2010, 170p, 18€.